30 Avril
2008 ultimes préparatifs...

Il est 10 H du matin, en ce dernier jour d'avril, lorsque le Boeing 757 de la compagnie aérienne Air Greenland décolle de Copenhague. Direction l'extrémité sud du Groenland. Après quatre heures de vol, l'aéroplane pique soudainement du nez, vire en une ultime courbe remarquablement serrée et vient se poser en bordure d'un fjord étroit : Narsarsuaq !

Quelques démarches administratives plus tard, nous récupérons l'ensemble de notre équipement préalablement envoyé en fret : pulkas, matos et nourriture répartis en une quinzaine de colis. Soulagement, tout est là !

Dès lors, nous pouvons embarquer le tout à bord des vedettes de Peter et Kristian, deux Groenlandais avec qui nous sommes en contact depuis plusieurs semaines et qui assureront notre transfert nautique vers le point de départ de l'expé. Pour aujourd'hui, le voyage se termine à Narsaq où nous retrouvons Helgi l'Islandais (chez qui nous passerons une dernière nuit confortable) et Harry le Norvégien : nous avons conclu avec ce sympathique vétéran qu'il nous accompagne sur le lieu de la dépose, qu'il connaît parfaitement pour y avoir emmené, trois ans plus tôt, l'expédition norvégienne de Niklas Norman.

Nous passons le reste de la journée à finaliser nos préparatifs. Le moment est d'une importance majeure et vient mettre une touche finale à un an et demi de préparation : déballage des colis, répartition équitable des 375 kg de matériel et de nourriture, remplissage des pulkas, ultimes vérifications... Rien ne doit être laissé au hasard et nous tâchons de rester concentrés jusqu'au bout... Il fait beau et doux.

1er Mai
C'est parti !

Position : N 61.03083 W 046.79557 , alt. 250 m.
Distance parcourue ce jour : 3 km
Distance totale parcourue : 3 km
Durée de l'étape : environ 7 H

Grand beau temps. De nouveau sur le petit port de Narsaq, nous rembarquons tout notre équipement à bord des vedettes de Peter et Kristian. Il est 9H lorsque nous largons les amarres. Nous filons plein gaz sur les eaux calmes du Bredefjord, entre îles et collines, en direction du sud-ouest.

Puis, virant instantanément vers le nord-ouest et la calotte, nous « embouquons » un bras secondaire, le Qaleragdlit fjord. Sur sa rive nord, de très chaotiques langues « vomissent » en mer le trop-plein de glace descendu de la calotte. Le spectacle est dantesque ! Thierry et Cornelius, dont c'est le premier contact avec l'inlandsis, prennent la mesure de ce géant de glace...

A 11 H, nous mettons pied à terre en rive droite (angle sud-ouest) du glacier Qaleragdlit (N 61.02042 W 046.74197).

Nous prenons aussitôt pied sur le glacier et en parcourons rapidement le bas afin de nous assurer du franchissement possible de la zone crevassée. Nous pouvons être satisfaits ! Ce qui constituait jusqu'ici une interrogation majeure s'avère d'emblée être une formalité : aucune crevasse digne de ce nom, aucune rivière glaciaire ne protègent l'accès aux pentes supérieures du glacier...
Forts de ce constat, nous débarquons tout notre matériel sur les dalles granitiques de la berge, faisons nos adieux à nos pilotes, et débutons un travail de forçat : le hissage, sac après sac, du matériel sur le sommet du front glaciaire.

Ce labeur terminé, chacun s'attelle à préparer ses pulkas et à les remplir le plus consciencieusement possible.
Nous quittons définitivement la côte vers 16 H. Les premiers mètres parcourus nous renseignent aussitôt sur les efforts que nous allons devoir fournir pour atteindre la partie enneigée du glacier : ils seront considérables car la glisse est plus que mauvaise sur cette surface particulièrement abrasive.

Toujours chaussés de nos baskets, zigzagant entre de rares crevasses, nous halons les pulkas sur une glace grise et granuleuse pendant 2 km. Au terme desquels nous sommes heureux et soulagés de retrouver la neige. Chausser les skis est maintenant possible. Aussi l'effort de traction devient plus régulier et légèrement moins laborieux.
Ce soir, depuis l'emplacement du bivouac, situé à 250 m d'altitude et à 3 km de la côte, la vue est splendide sur les zones très crevassées du glacier Qaleragdlit.

2 Mai
Coup de chaud, coup de vent et coup de bol !

Position : N 61.22493 W 046.80075 , alt. 1000 m.
Distance parcourue ce jour : 23 km
Distance totale parcourue : 26 km
Durée de l'étape : environ 8 H dont 2 sous voiles


Toujours grand beau temps. Départ vers 8 H. Un peu tardif pour profiter du regel nocturne : la chaleur nous rattrape rapidement.

Nous louvoyons pendant six heures entre des champs de crevasses visibles, franchissons ici et là quelques ponts de neige inévitables, et gagnons péniblement de l'altitude en franchissant une succession de paliers. Au sud-est, les proches collines disparaissent progressivement derrière le bombé du glacier tandis qu'au sud-ouest, la mer du Labrador (entre Groenland et Canada) est maintenant visible. Par endroits, sur le glacier, des zones bleutées attestent la fonte printanière de la neige et la formation de lacs superficiels.

A 14 H, passablement fourbus par l'effort constant que nécessite le halage des pulkas, nous faisons un court bilan : depuis ce matin, nous venons de parcourir 9 km et avons gagné 350 m d'altitude. Or, la prévision météo* de Michel nous annonce la venue en soirée d'un léger coup de vent de sud-ouest inattendu. Forts de cette information capitale, nous faisons le pari suivant : faire une sieste, avant de tenter de grapiller de précieux kilomètres à la voile dès ce soir...

Pari gagné ! En effet, vers 20 H le léger catabatique - soufflant du nord - disparaît au profit d'un petit vent de sud-ouest bien à propos. On décampe aussitôt dans le but de profiter au maximum de ce coup de pouce du destin : nous allons pouvoir grignoter du dénivelé à moindre frais... Nous ne sommes pas encore très efficaces sous nos voiles, mais nous considérons que les kilomètres gagnés de la sorte ne sont que bonus rapportés à nos prévisions. Aussi, nous kitons jusqu'à ne plus rien voir : il est environ 23 H lorsque nous nous arrêtons**...



* le choix d'un « routing météo » n'est pas anodin. Il découle du souhait d'appréhender au mieux les conditions météo . Ainsi nous espérons pouvoir anticiper une absence de vent ou, au contraire, l'arrivée de conditions favorables à notre progression. Le principal objectif étant d'être « sur le pont » au moment opportun et de progresser le plus efficacement possible. Ainsi, chaque jour, nous recevons sur notre téléphone satellite un mini bulletin météo établi par Michel, notre routeur grenoblois.
** Contrairement à l'idée que l'on s'en fait, l'île du Groenland s'étire relativement loin vers le sud. Aussi, la latitude de notre point de départ avoisine 61° N : l'équivalent de l'extrémité nord des Shetland en Angleterre ou d'Helsinki en Finlande. Soit bien plus au sud que l'Islande. Et à plus de 600 km au sud du cercle polaire arctique ! A cette latitude, le jour n'est jamais permanent et la nuit dure tout de même quelques heures en ce début mai.
Plus loin (un peu au-delà du cercle arctique polaire), nous bénéficierons du jour permanent. Puis à partir du 70ème degré, le soleil ne passera plus sous l'horizon...
3 Mai
Gagner de l'altitude... encore et toujours !

Position : N 61.31920 W 046.79066 , alt. 1190 m.
Distance parcourue ce jour : 11 km
Distance totale parcourue : 37 km
Durée de l'étape : environ 5 H


Beau temps. Le vent météo d'hier soir a disparu. Seul persiste un léger vent catabatique* contraire. Nous progressons à ski (sans les voiles) durant cinq heures, avec pour seul objectif de gagner toujours un peu plus d'altitude : nous savons parfaitement que les chances de bénéficier de vents portants durant l'accès au plateau sont minimes. Aussi, tout kilomètre parcouru nous rapproche de cette zone et de la fin d'un halage ardu et lent...

L'ascension se fait toujours par paliers : une bosse, un replat, une bosse, un replat... La présence de sastrugis** et une chaleur étonnante rend la progression relativement pénible.


* Brise descendante (ou vent orographique) caractéristique des régions polaires : une masse d'air se refroidit au contact de la glace et devient dès lors plus dense que l'air environnant ; par suite, cette “bulle d'air froid” glisse le long de la pente du glacier. En Antarctique, et dans une moindre mesure, au Groenland, ce régime de brise est très régulier et peut même être à l'origine de vents violents.
** Sastrugis : mot d'origine russe qualifie des amoncellements de neige transportée, tassée, sculptée et ciselée par les vents dominants : sur l'inlandsis groenlandais, ces amoncellements peuvent parfois se présenter sous la forme de petites dunes (hauteur max : 1 m), la plupart du temps en des successions rapprochées et désordonnées de crêtes aigües faisant obstacle à la progression.
4 Mai
Progression laborieuse

Position : N 61.44060 W 046.99263 , alt. 1500 m.
Distance parcourue ce jour : 17 km
Distance totale parcourue : 54 km
Durée de l'étape : environ 6 H dont 2 H effectives sous voiles

Grand beau. Vent de NNE. Nous « hissons » les voiles. Mais remonter au vent* est toujours un exercice laborieux et peu efficace. Par ailleurs, les erreurs de pilotage, l'accrochage des lignes des kites dans les sastrugis et les “cafouillages” de toutes sortes s'accumulent : nous ne progressons guère !

Jusqu'au moment où l'on se décide à sortir les Yakuza 12 – la veille, et pour la première fois, nous avons déplié ces grandes voiles en principe réservées au kite-buggy et les avons montées sur des lignes de 40 m. Ça avance enfin ! Ces ailes récemment achetées se révèlent même d'une extraordinaire efficacité par vent faible et légèrement contraire... Serait-ce notre joker ? L'avenir nous le dira...

Nous prenons peu à peu nos marques au gré des réglages que nous faisons régulièrement. Absorbé par le plaisir d'une progression de plus en plus rapide vers le sommet d'un dôme, je ne me méfie pas du vent qui se renforce : une survente soudaine m'envoie valdinguer 10 ou 15 mètres plus loin. Réception fracassante à plat dos... Plus de peur que de mal, mais le message est bien reçu : on ravale nos ambitions et on repasse en Access 10...


* En kite comme en voilier, il est impossible de progresser dans le sens opposé au vent. Il faut alors consentir à dévier de son cap (on navigue alors « au près ») jusqu'à ce que la voile ait une incidence suffisante par rapport à la direction du vent pour que se produise le phénomène de propulsion. Pour ne pas dévier durablement et afin de maintenir une progression globale dans la bonne direction (le lit du vent), il faut progresser en zigzaguant continuellement (« tirer des bords »). Il en résulte que pour parcourir une distance effective x, il faut en vérité couvrir une distance beaucoup plus importante. Surtout en kite, car cet engin ne remonte pas aussi efficacement au vent que le fait un voilier...
5 Mai
Ça accélère...

Position : N 62.12180 W 046.91541 , alt. 2000 m.
Distance parcourue ce jour : 76 km
Distance totale parcourue : 130 km
Durée de l'étape : environ 9 H sous voiles

Ciel voilé, vent assez fort d'ENE. Le départ se fait sous Access 10. Les sensations sont bonnes et, pour la première fois, nous filons à vive allure. Nous distinguons encore vers l'est d'ultimes sommets dépassant de la calotte, mais partout ailleurs l'horizon est désormais blanc et pratiquement plat : nous sommes sur le plateau proprement dit.

Le vent fraîchit soudainement (des rafales atteignent déjà les 50 km/h). En tête de cortège, pas encore rodé, je manque un instant d'attention. Ma voile en « profite » pour venir se positionner en pleine fenêtre*. La sanction est immédiate : un nouveau saut involontaire et une nouvelle chute fracassante... Et toujours rien de cassé... Cependant, nous enregistrons la « leçon » : il va falloir être un peu plus attentifs, de façon à anticiper les moindres changements météo. Nous devons apprendre à faire corps avec nos ailes, mais aussi à développer une sensiblité extrême au vent ! Nous rangeons les 10 et déballons les Beringer 8.

La présence de petits sastrugis et l'obligation de remonter légèrement au vent nous imposent un effort physique constant. Mais au fil des heures, chacun de nous developpe des techniques appropriées pour améliorer le confort et la vitesse de progression. L'allure est bonne et les arrêts courts.


* La “fenêtre” de vol d'un kite est l'espace dans lequel la voile doit constamment évoluer pour ne pas être déventée : grosso modo, un quart de sphère. Sur le bord de cette fenêtre, la voile vole mais n'a pas assez de puissance pour tracter. Au centre de la fenêtre, sa puissance ainsi que son pouvoir de traction sont maximaux.
6 Mai
Galères...

Position : N 62.31950 W 046.96103 , alt. 2050 m.
Distance parcourue ce jour : 22 km
Distance totale parcourue : 152 km
Durée de l'étape : environ 7 H dont 2 H effectives sous voiles


Nous sommes bel et bien sur le plateau et n'avons désormais plus qu'un immense océan blanc comme horizon. Vent toujours assez fort d'ENE et de NE.

Sous Beringer, nous luttons pour remonter sensiblement au vent. Une attention de tous les instants est nécessaire pour ne pas déventer la voile, que nous devons maintenir coûte que coûte en bord de « fenêtre ».

Dans la bataille, l'un de nous endommage plusieurs de ses suspentes. Pas d'autre solution que de monter momentannément la tente afin de faire les réparations à l'abri du vent.
Ce dernier en profite pour faiblir. Inversement, la taille de nos voiles augmente : Access 10, puis Yakuza 12. Dans ces conditions de vent légèrement contraire, Thierry connaît quelques difficultés à maintenir son cap, de sorte qu'il « abat »* régulièrement. Forts de ce constat, nous prenons la décision de monter le camp en dépit de conditions navigables...




* terminologie nautique pour décrire la tendance qu'à l'avant d'un bateau à s'écarter du lit du vent. La situation est transposable à une progression sous kite.