10 Mai
Fabuleux ride sur l'océan blanc

Position : N 64.92771 W 046.82931 , alt. 2330 m.
Distance parcourue ce jour : 203 km
Distance totale parcourue : 443 km
Durée de l'étape : 15 H sous voiles

2 H du mat, le réveil sonne ! Température glaciale. Violence. Pour s'extraire du sac de couchage, pour enfiler nos fringues raidies par le froid, pour faire démarrer le réchaud à essence, pour chausser des coques plastiques dures comme du béton, et pour tout le reste... il faut se faire violence ! C'est la première fois, depuis le début de l'expé, que nous sentons la morsure vive du froid. Nous mettons des lustres pour faire des petits rien. Enfin dehors, la mise en place de nos voiles achève de nous congeler : il nous faut réintégrer la tente et retirer nos chaussures afin de ramener le sang jusqu'aux extrémités de nos membres inférieurs... La plus grande vigilance s'impose : le risque de gelure est bien réel.

Dans ces conditions, il s'est écoulé plus de cinq heures depuis le réveil lorsque nous “décollons” enfin !!! Et il fait – 26 °C.

Avec un vent modéré ¾ arrière, la progression sous Yakuza nous semble plus laborieuse que jamais. A tel point que nous envisageons de tirer des bords vent arrière* afin de progresser sous une allure un poil plus confortable... Impression désagréable de parcourir trois fois plus de distance que nécessaire et pour un gain kilométrique limité !

Mais soudain, en milieu de matinée et en quelques minutes, le vent fraîchit. Un léger chasse-neige** se met en place. Avant que ce ne soit la « cata », nous affalons les Yakuzas et déplions les Beringer ! Le chasse-neige se renforce rapidement : tandis qu'à notre verticale, le ciel reste dégagé, un voile opaque, épais de quelques mètres, unit bientôt le ciel à la calotte : les conditions sont désormais polaires... Nous enfilons l'équipement de circonstance : doudounes, grosses moufles, surbottes, cagoules intégrales...

Nous progressons de plus en plus rapidement sur une surface peu chaotique. En opposition à la voile et en appui sur les carres, suspendus dans nos baudriers, nous traversons des zones de surventes violemmant balayée par la neige. Accélérations fulgurantes : nous faisons des pointes de vitesse à plus 50 km/h... Dans ces conditions, les kilomètres défilent à toute allure. Le bonheur, c'est maintenant !

Cornélius nous hèle : il vient de constater la présence de traces de ski... Sont-elles du jour, de la veille, de l'avant-veille...? En tout cas, elles sont récentes. Pas de doute : il ne peut s'agir que des deux Finlandais partis dix jours avant nous... Incroyable ! Nous sommes au beau milieu d'un désert immense, d'un espace qui semble sans limites, et pourtant nous passons exactement au même endroit que ces deux hommes... Désormais, je scrute l'horizon autour de moi. Si d'aventure nous rattrapions nos prédécesseurs...

En fin d'après-midi, un incident se produit : Cornelius chute. Dans l'élan, ses pulkas passent sur la voile tombée au sol et l'endommagent sérieusement. Pas de meilleure solution pour lui et pour le moment que de repartir en Access 6.
Le vent montre des signes de faiblesse. A notre tour, nous passons en 6. Mais vite lassés par l'inefficacité relative de cette voile, nous ne tardons pas à « renvoyer de la toile » en basculant en 10 : le bon choix pour nous relancer dans la course et repartir sur les « chapeaux de roue » ! Nous sommes bien décidés à « bouffer du kilomètre » et à avancer aussi loin que nous pourrons...

Le vent d'ESE, de nouveau fort, nous permet - pour la première fois depuis le début de l'expé - de progresser les voiles « calées dans la fenêtre »***. Skis et pulkas soulèvent derrière eux de légers panaches de neiges qui s'illuminent d'or dans l'irréel contre-jour d'un soleil couchant.
La sensation de vitesse – grisante – nous « booste » et nous fait presque oublier que cela fait bientôt 15 heures que nous kitons dans des conditions passablement usantes. Nous regardons régulièrement nos GPS : la course avec le soleil est lancée car nous voulons franchir la barre des 200 km ce soir...
Nous terminons ce ride magnifique lorsque l'astre incandescent se fond sur l'horizon glacé... Il est 22 H, le thermomètre affiche – 24 °C et c'est heureux et crevés que nous bouclons notre première grosse étape.







* En kite comme en voilier, on peut tirer des bords (c'est à dire faire des zigzags ) non plus pour remonter au vent mais pour « descendre » dans le lit du vent. En voilier, c'est une option de navigation un peu plus stable que par vent complètement arrière. En kite et par vent faible, c'est une allure délicate qui demande une grande attention et une bonne technique de pilotage pour un faible rendement kilométrique. Mais c'est aussi et surtout l'unique solution pour progresser dans la direction du vent....
** Chasse-neige : Au-delà d'une certaine vitesse, le vent soulève la neige au sol. Si le vent est modérément fort, cette neige se déplace à quelques cm seulement au-dessus du sol, en une sorte de voile mouvant. Si le vent devient violent, la neige soulevée se mélange à l'air sur une hauteur de plusieurs mètres, abaissant alors très nettement la visibilité et donnant l'impression d'un « brouillard tempétueux ».
*** Lorsque le vent est suffisamment fort, le kiteur n'a plus la nécessité de faire évoluer sa voile dans la fenêtre : la puissance de l'aile devient suffisante pour se maintenir d'elle-même en une position donnée de la fenêtre. Cette allure est particulièrement intéressante car à la fois stable (donc plus reposante) et très rapide. C'est évidemment l'allure idéale, celle qui alimente les fantasmes de tout kiteur. Mais ça n'est malheureusement pas si fréquent que cela...