23 – 24
Mai Vol direct pour Qaanaaq !

Position : N 75.58432 W 050.66155 , alt. 2330 m.
Distance parcourue ce jour : 134 km
Distance totale parcourue : 1661 km
Durée de l'étape : 11 H


« Signez la pétition contre la prolifération des requins sur la calotte groenlandaise ! Requins*, déferlantes, râpe à fromages..... sont les milliers de sastrugis qui rendent notre progression infernale ».
« Vol direct pour Qaanaaq** ! Quand les vents catabatiques se mettent en place (vers minuit), du fait de la longueur de nos lignes (plus de 50 m), une seule erreur et nous nous faisons satelliser par nos voiles.... Réception parfois féroce ! »

Tels furent la teneur des messages envoyés en ce jour à notre QG.

Toujours grand beau temps. Départ vers 19 H sous une brise modérée de SSE. Le vent complètement arrière nous oblige à naviguer sous une allure assez particulière, voiles au zénith, pour profiter du gradient altitudinal du vent : alors que la brise est relativement molle trente mètres au-dessus du sol, elle est, vingt mètres plus haut , suffisante pour nous propulser à bonne vitesse.

A perte de vue, des sastrugis ! Ceux-ci sont de plus en plus rapprochés et aigus. La calotte ressemble à un labour sans limite... En m'opposant à ma voile de façon systématique et afin d'éviter les reliefs les plus chaotiques, je m'amuse, dans un premier temps, à franchir les portes d'un slalom géant imaginaire. La concentration doit être maximale lorsqu'on déboule continuellement et à près de 40 km/h dans les bosses : en permanence il faut surveiller la position de sa voile dans la fenêtre de vol et la faire pivoter au bon moment ; anticiper sur les cent mètres de sastrugis à venir en choisissant la trajectoire la moins accidentée possible ; sans cesse vérifier où l'on met ses spatules pour ne pas les planter dans un relief de neige un peu trop prononcé (il faut parfois soulever les skis pour éviter cela) ; skier jambes bien fléchies pour encaisser une succession sans fin de chocs ; se retourner régulièrement pour s'assurer que les coéquipiers suivent et que les pulkas ne sont pas en train de se démanteler à chaque réception de saut ; sans omettre, pour l'homme de tête, de vérifier constamment son cap sur le GPS...


Skier très « agressif » tout en restant souple, « attaquer » pour ne pas trop subir les mouvements de terrain, être parfaitement concentré sur ses faits et gestes : telle est l'unique solution si l'on souhaite progresser rapidement tout en limitant les risques.

Mais après trois heures de ce petit jeu et quatre-vingts kilomètres parcourus « à bloc », la fatigue se fait sentir, l'attention se relâche. Les ennuis peuvent commencer. Surtout lors des arrêts : les lignes vont systématiquement se coincer sous les reliefs de neige glacée. Le risque est alors fort qu’elles se vrillent sur elles-mêmes, ou bien encore que la voile fasse « une oreille » ou « une papillote »... toutes figures qui ne manqueront pas de déséquilibrer l'aile au moment du redécollage...
A chaque fois que l'un d'entre nous s'arrête (pour une raison ou pour une autre), le risque d'embrouilles (pour rester poli) est bien réel. A fortiori si le vent est fort, si nous naviguons avec des voiles surtoilés*** et des longueurs de lignes importantes...
C'est précisément dans ce contexte, lors d'un redécollage, et alors que le catabatique est relativement fort, que je me prends le plus gros vol de la traversée : la voile, montée en pleine fenêtre, me soulève sur une distance de quinze mètres. Réception forcément fracassante, avant de me faire traîner au sol sur les trente mètres suivants : de toute évidence, nous sommes à nouveau dans le « rouge » !

Ce genre d'incident rappelle à celui qui le subit une notion fondamentale : le plus important est d'arriver à Qaanaaq en un seul morceau ! Je persuade donc les copains de repasser sur des longueurs de lignes plus classiques pour le reste de l'étape : cela présente le désavantage certain de devoir faire évoluer ses voiles dans une fenêtre plus réduite (et donc d'augmenter le nombre de « huit » ou de loops). Cela impose aussi de skier skis plus à plat, augmentant encore le risque de faute de care et donc de chute.

Mais en contrepartie, le danger de se faire vraiment mal (lors d'un vol) diminue singulièrement. Et les possibilités de vrilles ou « d'emmêlages » lors des phases de redécollage, itou !

Sastrugis encore, encore et encore... Ils sont partout et prennent toutes les formes : requins, lames, déferlantes... Ce sont les pires que l’on n’ait jamais vus. Et l'on a beau regarder vers l'horizon nord, il n'y a aucun signe, aucun espoir d'amélioration à venir. Combien de temps cela durera-t-il encore ?

Dur pour les jambes. Impression de skier sur des œufs... Les cares des skis buttent régulièrement sur les reliefs de neige. De temps à autres, un kiteur trébuche et « mord la poussière ». A la onzième heure, nous skions comme des automates. Je redoute que l'un d'entre nous fasse une mauvaise chute...

Le matériel souffre aussi, et de plus en plus : nous comptons deux bouteilles thermos (en alu) fendues, les sacs de rangement sont tous usés et percés... En revanche, nous sommes épatés par la résistance de nos pulkas en plastique qui encaissent des quantités de chocs invraisemblables. En effet, d'incessants sauts et de brusques embardées provoquent jusqu'à leur retournement alors que le couplage en « catamaran » est censé - en théorie du moins - les en empêcher****.

Plus encore, nous vouons une véritable foi en nos skis qui subissent eux aussi des contraintes maximales tout en nous assurant un confort et une qualité de ski qu'aucune planche de rando ne permettrait. « In Movement we trust ! » (ceci n'est pas de la pub déguisée ; nous sommes honnêtement convaincus et totalement accros !)

Quant à la nourriture, elle subit elle aussi un traitement de choc : elle est le plus souvent réduite en poudre, les divers emballages sont percés ou explosés, le café se mélange aux barres chocolatées et au riz... Nos sacs de provisions sont méconnaissables. Aussi, l'étape venue, les fouillons-nous du bout des doigts pour en extraire ce qui est encore consommable...





* A noter que, suite à cette « pétition », nous avons reçu sur notre téléphone satellite un message d'une personne fort inquiète à notre sujet. Je tiens à la rassurer : si les requins infestent véritablement la calotte, ils ne sont pas du genre squales affamés !!!
** Le village de Qaanaaq est le but final de notre traversée.
*** Pour pouvoir tracter nos pulkas lourdement chargées, il nous faut utiliser des voiles légèrement surdimensionnées, c'est-à-dire d'une taille sensiblement supérieure à celles classiquement utilisées pour une vitesse de vent donnée. Les conséquences sont doubles : une puissance et un risque de se blesser accrus...
**** Le couplage des pulkas côte à côte pour éviter les retournements a également été pratiqué par les Norvégiens détenteurs du record de vitesse sur la même traversée. Le leader de l'équipe, Niklas Norman, m'a dit n'avoir jamais renversé aucune de leurs pulkas durant leur expédition. Ce qui pourrait confirmer la présence de sastrugis « anormalement » gros durant notre traversée...